
J’en ai lu des essais dans ma vie d’adulte, plus que de romans, de pièces de théâtre ou autre style littéraire, et je crois dans une certitude sincère et peut être impressionnée qu’Une chambre à soi est l’essai le plus brillant que j’ai lu. Pas pour le fond.
Attends un peu, laisse moi préciser ma pensée. Il va sans dire que le fond de son propos est excellent. Fond que je pourrais résumer (trop) brièvement en disant que selon l’autrice (ou selon Mary Beton? C’est qui Mary Beton? j’en viens.), il est nécessaire pour une femme si elle envisage d’écrire et d’une façon shakespearienne, c’est à dire qu’on qualifierai de génie littéraire, de disposer de 500 livres de rente par an et d’une pièce à elle verrouillée à double tour, au delà de toutes les techniques, expériences, compétences, dons innés. Comme elle le précise plus loin dans son oeuvre, on pourrait comprendre ces deux conditions comme étant des métaphores pour illustrer la possibilité de méditer et la possibilité de penser dans la solitude. Mais, l’autrice revendique l’accent mis sur ces considérations matérielles pour être un bon écrivain. Qu’on le veuille ou non, il est difficile de passer outre la réalité et le vécu en tant que personne dans le processus de création intellectuelle ou artistique.
Car un génie comme celui de Shakespeare n’est pas né parmi des gens en train de se livrer à un travail pénible, au milieu d’êtres grossiers et d’esclaves. Il ne naquit pas en Angleterre parmi les Saxons et les Bretons. Il ne naît pas aujourd’hui dans les classes ouvrières. Comment, alors, eût-il pu naître parmi les femmes dont le travail commençait, selon le Pr Trevelyan, presque avant leur sortie de la nursery, qui étaient contraintes à ce travail par leurs propres parents, qui étaient maintenues à leur tâche par la puissance de la loi et des coutumes?
Je me suis donc amusée à convertir 500 livres de 1929, date d’écriture de cet essai, en euros de 2023. Je voulais me rassurer que c’était tout à fait faisable de gagner juste ce qu’il fallait pour vivre et écrire sans passer par une occupation professionnelle qui empêcherait ,telle une prison, de laisser libre cours à notre liberté d’esprit et d’action. Une rente de 47 mille euros par an net d’impôt c’est ça la clé? Pendant que j’écris ces mots, je jette un coup d’oeil à l’heure. 7h49. On est vendredi. Le réveil vient de sonner. Il va donc falloir mettre fin à cette frénésie de l’écriture et couper court à mon inspiration pour éteindre ce réveil, ranger mes affaires et m’en aller pour le travail. J’ai besoin de ces 47 mille euros par an.
N’empêche que ce réveil montre bien que Virginia Woolf a raison. Si j’avais une rente tous les mois sans avoir besoin de travailler, je n’aurais pas interrompu le flux d’inspiration de ce matin. Nous sommes actuellement en début de soirée et c’est moins fluide, il faut l’avouer. Posséder 500 livres de rente permet aussi d’avoir une pièce à soi c’est sur. Mais surtout, cet argent octroie une liberté de mouvement et de non mouvement nécessaire aux idées pour prendre forme dans l’esprit puis à l’écrit. La liberté de mouvement par les pays vus, les aventures vécues, les expériences de vie acquises. La liberté de non mouvement par la contemplation de la nature, l’observation de l’autre, l’introspection de soi. Au final si il fallait retenir une idée de cet essai ce serait que la liberté est ce qu’il faut à tout écrivain, homme ou femme.
L’art de création exige la liberté et la paix. Aucune roue ne doit grincer, aucune lumière vaciller.
Surtout aux femmes qui pendant longtemps (et dans certains endroits de la planète le sont toujours ) ont été privées de cette liberté, de bouger, de travailler, de parler, d’avoir une carte bancaire à son nom, de voyager seule, de voter, de penser, de vivre bon sang! Prenons une carte du monde et colorions en rouge les endroits où les femmes ont des libertés, la carte du 21 siècle serait plus rouge que celle du 20e siècle. Certes, Les choses évoluent. Notre époque apporte plus de liberté aux femmes qu’au siècle dernier au niveau mondial. Mais les femmes libres du 21e siècle portent l’héritage de ces siècles d’emprisonnement. Nous devons apprendre à être libres. Pour de vrai.
Maintenant, laissons le fond de ce roman et revenons à la forme. Bien que ça n’apparaisse pas dans le texte ci-dessus que nous étions à la forme, crois moi nous y étions depuis le début. Du moins dans ma tête. Revenons au pourquoi de mon amour pour cet essai. Comment Virginia Woolf nous livre son essai est une délicieuse surprise. Elle nous y dévoile sa pensée par le biais d’une fiction. Une autrice (Mary Beton, Mary Seton, Mary Carmichael, peu importe la Mary, peut être même Mary Kouassi) doit rédiger un texte sur “les femmes et le roman”. Elle nous fait voyager avec elle et à travers toutes ses pensées : les spontanées, les fantasques, les colériques, les intimes, les sérieuses. Nous la suivons, toujours dans la fiction (quoiqu’on se demande parfois si il s’agit de Virginia ou de Mary), dans son processus d’écriture. Nous vivons des situations de vie avec elle. Nous sommes avec elle dans ces bibliothèques à consulter des livres. Nous observons avec elle tous ces obstacles que rencontrait une femme aux 19e et 20e siècles pour accéder au savoir, accoucher d’une oeuvre intellectuelle, vivre de ses idées, obtenir la reconnaissance des autres. J’ai adoré cette fluidité et cette non-censure des idées dans l’écriture qui nous embarque à ses cotés du début à la fin. Oserais-je dire le mot liberté à nouveau? Nul besoin, tu as saisi mon intention j’en suis sure.
Plus qu’un livre féministe, cet essai est un exemple de belle littérature. A garder avec soi pour toujours. A lire et à relire pour le plaisir.
