Le démon (courte nouvelle)

Je n’avais jamais vu le marché d’Aboboté vide. Si silencieux. Et si propre. Et pourtant je le reconnais malgré qu’il soit vidé de son flot habituel d’êtres humains. Les grandes tables en bois noircies par endroits au fil du temps et qui servent d’étales aux marchandes de légumes sont le seul décor de cette scène. Elles sont disposées de part et d’autre du boulevard de terre battue habituellement foulé par des centaines de gens dès le lever du jour. Mais aujourd’hui, il n’y a personne. Personne pour m’aider. Ils ne devraient pas tarder n’est ce pas? Le ciel s’est paré d’un dégradé de bleu qui part du bleu nuit profond au bleu clair. Il fait sombre mais des lueurs rouge et jaune font naitre en moi l’espoir de voir le soleil se lever et mettre fin à ce cauchemar que je peine à décrire. Une sorte de cauchemar apocalyptique où je serais la seule survivante. Ce silence assourdissant ne peut être réel. Nul bruit d’oiseaux virevoltant dans le ciel ni d’aboiement retentissant dans le lointain. Pas un chat. 

On ne dirait pas mais je cours actuellement à m’arracher les poumons. Je ne peux pas parler. Du moins, pas à haute voix. C’est la voix dans ma tête qui te parle. Ma gorge me brule, mes jambes sont lourdes de fatigue et mon coeur bat à un rythme affolant. Je ne dois pas m’arrêter. Je ne peux pas. Je fuis quelque chose. Cette chose ne me quitte pas. Elle est dans mon sillage, silencieuse et déterminée à me pourchasser. Elle est là. Je sens le froid qui émane d’elle. Un froid qui te pénètre les os et te paralyse les membres. Je ne peux pas m’arrêter. Au moindre ralentissement, ses doigts crochus frôlent mon dos. Elle a faim.

Encore des étalages vides qui défilent et défilent tandis que je cours pour ma survie. Ce marché est étrangement plus grand que dans mes souvenirs d’enfance. Bientôt, le jour se lèvera. Les étalages se rempliront de marchandises et quelqu’un m’aidera. En attendant, je peux vous raconter le début de cet enfer onirique. J’étais chez moi, dans mon salon. La Chose était là. Dans un coin à me regarder d’un air sombre. Nous nous connaissons bien elle et moi. Dès que l’occasion se présente, elle apparait dans un nuage de fumée fin et noir qui grossit au fur et à mesure qu’il prend de la hauteur. Deux longs bras pourvus de doigts crochus en sortent, un de chaque coté de la masse de fumée. Tout en haut, un visage aux grands yeux méchants se dessine progressivement et met fin à sa matérialisation. Elle vient quand j’écris. Elle est parfois au rugby me suivant partout sur le terrain. Elle est avec moi dans l’eau. Depuis que j’essaie ces nouvelles choses, elle a pris du poids. Il faut savoir que le scélérat se nourrit de mes doutes, de mes échecs, de tous les bouleversements actuels de ma vie comme des petites déconvenues : le travail qui va mal, ce ballon de rugby qui me glisse en main ou cette page blanche qui refuse de se noircir. Parfois, elle vient dès le matin et ne s’en va que lorsque le sommeil m’emporte. Ces journées sont remplies de désespoir et d’inaction.

Elle me parle. Elle me dit que c’est trop tard et que je ne suis pas assez bonne. Elle me fait croire que je vais me noyer ou qu’un chien va me dévorer dans la foret. Elle me persuade que le monde est dangereux et imprévisible. Aujourd’hui, je ne veux pas l’écouter. Avant qu’elle ne mette en route sa litanie habituelle, je me suis levée d’un bond de ma chaise et j’ai couru. Je suis sortie de chez moi et j’ai atterri dans le marché de mon enfance sur cette route sans fin essayant de fuir le démon qui me persécute depuis si longtemps. 

Les étalages vides défilent et défilent toujours.Toujours pas de lever du soleil. Toujours pas un chat. Toujours coincée dans ce foutu cauchemar.Je ne suis pas dupe. Je sais bien que personne ne viendra. J’ai lu assez de livres et vu assez de films pour comprendre qu’il n’y a que moi qui puisse m’aider. Cours de psychologie 1ère année non? C’est si évident que ça en est révoltant. JE NE DOIS PLUS FUIR. Dans ce cas pourquoi je ne m’arrête pas?

Imagine-moi. Ou peut être toi. Arrêter de courir, regarder en arrière, s’élancer vers la Chose. La voir surprise, hésiter, reculer à petits pas, trop effrayée pour me (te) fuir. La voir rétrécir, si petite et inoffensive. La prendre dans les mains et la fourrer dans ma (ta) poche. Le soleil qui se lève au même moment. On pourrait en faire un film de cette scène. Ce moment où le héros décide contre toute attente d’affronter ses ennemis et de se battre. Le parfait retournement de situation qui conduit à la victoire du héros. Elle est si clichée que j’en ai honte. Mais quels autres choix ai-je? La résignation et la fuite. Déjà essayé.

JE NE VEUX PLUS FUIR. A trois, je le fais. 

Un, deux.. Tiens le soleil se lève.

Trois. Il est temps de vaincre ma peur.

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