LemonBook : Le Carnet d’or de Doris Lessing

Le plus difficile dans l’écriture, je dirais, c’est de commencer. Trouver la première phrase qui retiendra l’attention du lecteur et lui fera accorder cinq, dix minutes ou une heure de son temps à cet ensemble de mots qu’un écrivain s’est donné tant de mal à produire. Parfois, quand les planètes s’alignent, la première phrase parvient à l’écrivain l’on ne sait d’où. Comme par magie. A ce moment-là, l’écrivain a tout intérêt à arrêter immédiatement ce à quoi il était occupé et à écrire le plus vite possible jusqu’à ce que les planètes repartent chacune dans leur direction et que l’inspiration s’en aille pour revenir une autre fois. Quand ça lui chante. A ton avis, est ce mon cas aujourd’hui?

J’ai tant de choses à dire sur Le Carnet d’Or de Doris Lessing. Mes pensées se bousculent et il m’est difficile d’ordonner mes idées; de sorte qu’il m’est impossible de trouver une introduction cohérente avec mon propos. Propos même qui manquera certainement de cohérence. Je n’en sais rien. Je pianote sur mon clavier sans savoir ce que tout ceci donnera. J’ai adoré découvrir ce livre mais il m’a aussi été insupportable tant il a fait monter en moi toutes sortes d’émotions. La plus importante est celle que tu auras certainement après avoir lu ce passage du livre : « .. Et je me suis rendu compte que nous parlions de mouvements politiques, du développement ou de l’échec de tel ou tel groupement socialiste, alors que j’avais finalement compris la nuit précédente que la vérité de notre temps était la guerre, l’immanence de la guerre. ». Ce livre a été publié en 1962. Nous sommes en 2024 et cette phrase est toujours d’actualité. Ressens-tu cette tension naitre dans ton cerveau et se répandre dans ton corps? Cette tension fut ma compagne tout au long du livre même quand il ne s’agissait pas de politique. Une certaine nécessité d’être en constante vigilance devant ce que je lis comme si je ne devais rien en perdre. Comme si un danger était à venir. Je ne saurai expliquer pourquoi..

Mes plates excuses. Tu as cliqué sur ce lien pour lire mon avis sur le Carnet d’Or et je n’ai toujours pas réellement commencé. Permets moi de tricher et de te citer un bout de la quatrième de couverture : « Une jeune romancière, Anna Wulf, hantée par le syndrome de la page blanche, a le sentiment que sa vie s’effondre. Par peur de devenir folle, elle note ses expériences dans quatre carnets de couleur. Mais c’est un cinquième, couleur d’or qui sera la clé de sa guérison, de sa renaissance ». 

Anna Wulf est une femme libre. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est le livre. Libre parce que romancière, intellectuelle, indépendante financièrement, sans mari, mère célibataire qui a occasionnellement des amants. Nous sommes dans la fin des années 50 en Angleterre. Pour l’époque, Anna est définitivement une femme libre. Mais Anna veut le bonheur. Bonheur qu’elle ne semble trouver que dans les bras d’un homme. Elle est libre mais encore terriblement attachée à l’envie d’être aimée ou du moins d’avoir la possibilité d’aimer un homme. Il s’agit là de la première contradiction de personnalité de notre héroïne. Anna est une mère qui doit être responsable, stable, solide pour sa fille mais elle est aussi une écrivaine en proie à un blocage et souvent au bord de l’effondrement face à ses pensées et émotions. Anna est une militante communiste , plutôt ex-militante communiste, qui voit ses convictions politiques se heurter à une désillusion, prenant de plus en plus de place, sur les idées révolutionnaires du parti. Anna doit jongler avec ses différentes caractéristiques. Elle essaie de contenir et de compartimenter ses différentes personnalités par crainte de l’effondrement et du chaos en écrivant ses pensées dans quatre carnets différents. Jusqu’à ce qu’elle accepte ce chaos par la cloture des quatre carnets et par le début d’un unique : le carnet d’or. Ce chaos se retrouve aussi dans la forme du roman qui semble n’avoir ni queue ni tête. On se perd parfois dans la lecture ne sachant plus qui parle : Anna la romancière ou Ella, un personnage qu’elle a inventé. Au final, j’ai été tout autant impressionnée par la qualité du contenu que par l’organisation du roman par l’auteur. Au début, tout ceci parait être un gros bordel d’idées et une intention de faire originale un peu forcée. Mais on réalise après que tout était organisé et que tout a du sens.

Il faut s’accrocher pour lire Le Carnet d’Or mais cet effort de concentration est grandement récompensé. Le Carnet d’Or est un roman introspectif ou comme l’auteur le dit un roman d’idées. De plein d’idées. De marxisme et de socialisme ainsi que du désenchantement ressenti quand la théorie révolutionnaire admirable et salvatrice se heurte à l’impuissance du terrain et la réalité de la politique et des politiciens hypocrites. Du blocage de l’écrivaine lié à son sentiment d’impuissance vis à vis du chaos du monde (et du sien?). Nous voyageons même dans les souvenirs d’Anna en Afrique du sud en plein apartheid ; on y parle donc racisme et privilège blanc. Des femmes et de leur relation avec les hommes ; surtout des hommes égoïstes, manipulateurs, enfantins. Des centaines de pages de ce roman tournent autour de ce dernier sujet donc le raccourci serait de conclure que Le Carnet d’Or est un roman sur la « guerre des sexes ». Doris Lessing en parle dans la préface et prend bien soin de mentionner à quel point ce fut une grossière erreur de la part de tant de gens, des hommes surtout, de résumer son livre à ce thème. Il me tenait à coeur de le mentionner parce qu’il est pour moi évident que le thème principal de ce roman est tout autre.

Le Carnet d’Or est un livre introspectif sur l’identité, sur les différentes facettes qu’une personne peut avoir. Il montre la complexité de l’être humain et la difficulté de le résumer en un seul caractère. La société moderne adore simplifier les gens : une personne – une case. Tu es ceci et tu ne peux être cela. J’ai depuis longtemps du mal à m’y faire et cela ne semble pas s’arranger. Plus je vis, plus j’apprends à me connaitre et plus je réalise l’impossibilité pour moi de me résumer à une case. Je vis presque quotidiennement cette sensation de chaos ressentie par Anna Wulf. Qui suis je? Puis-je être tout ceci à la fois? Est ce qu’on me pardonnera d’être tout ceci à la fois? Comment puis-je moi-même faire face à toutes mes contradictions? Notre malheur est que le monde moderne oblige à nous compartimenter et à ne montrer qu’une facette, à jouer un rôle : un pour son compagnon, un autre devant sa famille, un troisième au travail, un quatrième avec ce groupe d’amis etc etc. Je ne sais pas si le mot rôle est correct dans ce cas vu qu’il ne s’agit pas de faire semblant d’être quelqu’un d’autre. On est soi mais incomplet. Dans le livre, Anna cache l’existence de ces quatre carnets et ne veut pas qu’ils soient lus. Par peur de dévoiler toute sa palette d’identité et de voir l’incompréhension des autres face à des pensées qui semblent décousues et incohérentes avec le personnage qu’elle montre. Et pourtant, le Carnet d’or montre que l’acceptation de cette pluralité et le lâcher prise requis sont justement ce qui nous sauvent et apportent cette fameuse paix intérieure dont on parle tant.

Je m’en vais me créer mon carnet d’or.

A bientôt.

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