La grande démission

Hiva Oa, l’île de mon cœur

Certaines dates restent en mémoire alors que d’autres disparaissent dans le gouffre du passé pour toujours. Celles qui arrivent à s’agripper au bord du précipice sont sans surprise, pour la plupart. Nos anniversaires, ceux des gens que nous aimons, ceux de nos accomplissements. Il s’est passé quoi dans ta vie le 28 novembre 2023? T’en souviens-tu? Moi oui. Cette journée eut dès le réveil un gout de liberté. Je vivais à Tahiti. Le ciel avait revêtu sa plus belle couleur : bleu-ciel. Les oiseaux étaient présents, déjà bien réveillés vaquant à leurs occupations quotidiennes que je n’ai pas la prétention de connaitre de ma position d’humaine bien ancrée au sol. Tout comme d’habitude. Mais une chose avait changé. J’étais heureuse d’interrompre un des moments préférés de ma journée, le moment café/tartines de confiture/vue sur Moorea, pour me rendre à mon lieu de travail. La journée passa à une vitesse folle. L’après-midi fut occupée à effacer toute trace rappelant ma présence dans les locaux de mon employeur. A 17h, je rendis badge et ordinateur. Au revoir les collègues. Pour de bon. Ce fut sympa mais je vais devoir vous quitter.

Ce moment, je l’attendais depuis longtemps, trop longtemps. Au moins depuis le 12 Juin 2023. Je me souviens aussi de cette journée. C’était un lundi. Fin du week-end. Retour au travail. Une boule d’angoisse m’accompagnait pour ce retour. Elle apparaissait quand il fallait s’y rendre et ne disparaissait qu’à mon départ. Depuis quelques mois, la même triste routine. Je me souviens de la sensation d’être dans une prison mentale et du froid. Un froid qui pénètre les os et qui avec le recul, n’avait rien à voir avec la climatisation. En fin de journée, il eut la goutte d’eau de trop, celle qui en se posant délicatement à la surface de l’eau crée un torrent de débordement du vase. Un énième manque de considération d’un collègue fut le déclencheur. De l’extérieur, j’étais juste une employée modèle faisant face à ses trois écrans et complètement concentrée sur sa tache. A l’intérieur, je souffrais et je n’avais qu’une envie : crier et éclater ces écrans qui aspiraient mon âme et ma force vitale. Je ne fis pas d’éclat. Une phrase à mon chef : « Est ce que je pourrais te voir en privé d’ici cinq à dix minutes? ». Dix minutes plus tard, j’ai démissionné. J’avais si souvent et si longtemps fantasmé ce moment qu’il m’a semblé surréel quand il advint. Une autre Marie avait pris possession de mon corps ; une Marie puissante qui reprenait les choses en main et devenait à nouveau le personnage principal de sa vie. Ce corps possédé s’apaisa aussitôt, enfin délivré de la tension qui le maintenait à vif depuis tant de mois. 

Les signes

Assise à mon bureau, je portais le poids du monde : c’était comme si un être invisible s’appuyait de toutes ses forces sur mes épaules. Mon système immunitaire s’est aussi affaibli : mes séjours chez le médecin devinrent réguliers. Quelques semaines après ma démission et une crise de larmes dans le cabinet du médecin, j’appris que je faisais une dépression. Une dépression à Tahiti qui l’eut cru? Je me pensais à l’abri de cette maladie. La Marie forte le pensait. A Tahiti, j’avais tout. Un boulot stable, un amoureux attentif et une qualité de vie exceptionnelle. Mais le boulot stable m’était nocif et sa toxicité prenait tant de place qu’elle étouffait tous les aspects positifs de ma vie. Allons droit au but. J’ai encore énormément de choses à te dire. Ma dépression était liée à un trouble psychologique du travail peu connu du grand public et de moi à l’époque. J’ai fait un bore-out. Moins célèbre que son cousin burn mais tout aussi dangereux, le bore-out ou syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui se manifeste à la suite d’une longue période d’ennui au travail, d’une absence de stimulation par son travail ou d’une surqualification du travailleur par rapport à ses taches. Parce que moins connu, il peut être difficile à diagnostiquer. Ce qui le rend peut être plus dangereux, à mon avis, est qu’il génère un sentiment de honte qui nous fait le cacher à notre entourage. Personne n’aime admettre qu’il s’ennuie au travail. Dans une société où nous sommes définies par notre travail et dans laquelle la performance est valorisée et recherchée, la honte amène le secret : on se tait. La honte grandit. Après elle, vient la culpabilité. On s’auto-flagelle n’ayant pas été capable de « se donner du travail ». Le manque de connaissances sur ce syndrome conduit le travailleur à s’en attribuer la responsabilité. Pourtant, les systèmes hiérarchiques de management de bon nombre d’entreprise ne permettent pas une autonomie et une prise de responsabilité complètes de l’employé sur son travail. Si la hiérarchie permet cette autonomie, le découpage d’une activité entre plusieurs acteurs et l’externalisation de taches rendue possible par le travail collaboratif à distance crée une situation de dépendance entre ces acteurs pour l’accomplissement d’un ensemble de taches. Je ne peux commencer ma tache que si mon collègue, vivant sur un fuseau horaire différent du mien, finit la sienne. Il m’est arrivée de ralentir mon rythme de travail pour repousser l’attente au lendemain. En espérant avoir quelque chose à faire qui viendrait rendre plus supportable l’attente. Je ne me suis jamais sentie aussi malheureuse que pendant cette période de ma vie. Mais le bore-out m’a appris que j’attends beaucoup de mon travail et que les autres aspects de ma vie peuvent être grandement affectés si je ne m’épanouis pas dans ce dernier.

On reprend le cours de mon histoire. Je m’ennuyais donc terriblement. Je m’ennuyais tellement que j’en suis devenue dépressive. Parce que je m’ennuyais, j’avais donc énormément de temps pour réfléchir. Au travail de façon générale. Au sens de mon travail.

Le sens du travail

Dans ma réflexion sur le sens de mon travail, je me suis nourrie énormément des autres, de ce qu’ils avaient dit ou écrit à ce sujet. Pour beaucoup, le sens du travail est lié à la signification , en gros pouvoir expliquer concrètement ce qu’on fait. Si on n’arrive pas à expliquer simplement à notre entourage ce en quoi consiste notre travail et surtout si ils n’arrivent pas à le comprendre, il y’a un hic. L’anthropologue David Graeber a l’air de dire un peu ça dans sa théorie des bullshit jobs. Je dis « à l’air de dire un peu ça » parce que je n’ai pas lu son livre ; j’ai surtout lu des articles sur ce sujet et écouté des interviews de lui. Les jobs à la con, selon lui, sont des emplois rémunérés mais inutiles, superflus et néfastes au point que même les salariés qui les occupent ne parviennent pas à en justifier l’existence. Que j’ai lu ou pas son livre ne m’empêche pas, et ne t’empechera pas non plus, de discuter de cette théorie. Il ne s’agit même plus de savoir si son observation du monde du travail est valable ou non. M. Graeber en inventant ce terme « bullshit jobs » a créé un débat et initié une conversation avec soi-même. Ai-je un « bullshit job »? J’imagine que tout le monde a du se poser cette question en entendant parler de cette expression. Je me la suis aussi posée. Au début, ma réponse était non. Au moment de ma démission, je penchais plutôt vers le « OUI ». Je n’ai pas changé de métier entre temps (J’étais ingénieure télécommunications. Pardon de le mentionner que maintenant.). Est-ce parce que j’ai avec l’âge plus de recul et de critique envers mon travail ou parce que le sens du « sens du travail » a changé pour moi?

Pendant ma période sans emploi salarié, j’ai découvert un podcast intitulé « Soif de Sens » qui m’a beaucoup accompagné pendant mes sessions footing dans la foret à Tahiti. L’épisode avec Laurent Polet sur le sens au travail a été particulièrement marquant. Laurent Polet nous dit que la psychodynamique du travail, discipline qui étudie le rapport entre la santé mentale et l’organisation du travail, reconnait trois sens au sens du travail. Le premier est le plus évident : l’utilité ou la finalité. Ensuite, nous avons la reconnaissance de son travail par ses pairs ou le sentiment d’intégration dans un collectif qui amène une fierté dans ce qu’on accomplit. Pour finir, le sens du travail peut se trouver dans le besoin d’apprendre, de grandir dans son poste de travail.  J’ai beaucoup aimé cette définition parce qu’il montre la fluctuation dans le temps que le sens de notre travail peut avoir. Je l’ai observé à mon échelle. Le sens de mon travail je l’ai trouvé par moment dans la fierté du collectif et très souvent dans le besoin d’apprendre. À Tahiti, j’ai découvert qu’il me fallait maintenant le trouver dans l’utilité ou la finalité. Il existe plusieurs finalités à un emploi. Les uns y voient juste la rémunération qui leur permet de subvenir aux besoins de leur famille ou qui leur donne la possibilité de s’épanouir dans une passion onéreuse. D’autres souhaitent avoir un impact sur le monde ou à plus petite échelle sur leur communauté.

Tu te retrouves où?

Mon métier aura du sens

C’est surtout le titre d’un livre qui a changé ma vie. Ce livre a été déterminant dans la direction que va prendre ma vie dans les années à venir. Julien Vidal l’a écrit. Merci à lui. Il a résonné en moi parce qu’il est arrivé au bon moment. Même si j’y ai vécu des moments particulièrement difficiles vis à vis du travail, Tahiti a été libérateur pour moi. Vivre sur une ile transforme. De fille de la ville amoureuse de ses extravagances, de ses distractions et de son consumérisme, je suis devenue contemplatrice de la nature et du spectacle qu’elle nous offre quand on prend la peine de l’observer. Je me suis mise à me contenter du peu, à accepter une vie simple. Le vide et le silence qu’il peut y avoir sur une si petite ile, et qui m’ont par moments effrayé et angoissé, m’ont aussi apporté le calme nécessaire à la réflexion. Tahiti m’a offert du temps, beaucoup de temps. Pour observer, pour lire, pour apprendre, pour aider les autres, pour approfondir mes pensées. Du temps pour faire entrer le sport dans ma vie et voir ses bienfaits. Du temps pour une meilleure alimentation plus végétale qu’animale. Du temps pour apprendre à vivre dans le présent et profiter de tout ce qui se passe là maintenant. Ce temps à foison et ce silence m’ont révélé encore plus fort l’urgence sociale et écologique dans laquelle le monde est. J’ai aussi découvert l’espoir par les témoignages et exemples de personnes inspirantes qui oeuvrent pour un monde plus juste et plus beau. J’ai appris l’espoir. Je suis convaincue que notre but sur terre est de chacun participer à ce monde aimant, juste et qui prend soin du Vivant. J’ai envie d’y contribuer par mon travail. Là voilà, la finalité de mon futur métier.

Si tu me lis aujourd’hui et que tu es arrivé jusqu’ici , tu as du lire mon dernier texte. Tu le connais déjà ce nouveau métier. Pour les autres, le livre de Julien Vidal m’a aidé à réaliser que je veux contribuer à régénérer le vivant. En septembre, je reprends mes études pour obtenir un diplôme dans la gestion de l’eau. Qu’il ya t-il de plus important et vital que l’eau en dehors de l’oxygène qu’on respire? Les défis à venir dans ce domaine sont environnementales et relèvent aussi de la justice sociale. Comment garantir à tous une eau potable dans le contexte de dérèglement climatique? Comment protéger et se partager la ressource pour les besoins des hommes en respectant le Vivant? Mon futur métier, ce sera ingénieure hydrologue. 

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