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  • Nouvelle : Le message (pt 2)

    « Où suis-je? ». Hina reprend conscience. Quelque chose ne va pas. Elle ne sent plus sous elle le sable chaud de la plage de Pointe Venus. Un battement rythmé tambourine contre sa tempe et la douleur ne lui laisse pas d’autre choix que de garder les yeux fermés. Les secondes passent et son cerveau se reconnecte au reste de son corps. Aucune odeur reconnaissable. Aucune odeur tout court. Un brouhaha puissant et proche, fait de sons et de voix inconnus, s’élève autour. Elle n’est pas seule. Une agréable et familière sensation de flottaison l’interpelle, suivie instantanément d’une panique. Impossible que ce soit ça! Quand elle ouvre les yeux, tout n’est que bleu intense. Ses sens ne lui ont pas menti. Elle est sous l’eau. Persuadée d’être dans un rêve, ou un cauchemar, Hina se pince le bras; il parait que c’est ce qu’il faut faire pour s’en assurer : « Aie! ». Bouleversée, la jeune femme, en quête de réponse, regarde à gauche, à droite, en bas et s’arrête là. Pourquoi? Parce qu’elle n’aurait jamais pu rêver de ce qu’elle y voit. Une multitude d’animaux se trouve à ses pieds. Ils sont mille. Ou plus. Ou moins. Grain de sable dans un aquarium, notre intruse a perdu toute notion de mesure. Les baleines à bosse présentes y sont pour beaucoup dans cette impression. Des poissons, petits, moyens, gros, de toutes les couleurs, virevoltent, excités d’être présents. Des dauphins, des tortues, des raies attendent sagement le début de quelque chose.

    Hina n’en croit pas ses yeux. Effrayée et à la fois fascinée, elle essaie d’identifier toutes les espèces présentes quand un son de ralliement l’interrompt. Son attention se pose sur le centre de l’assemblée. La tortue la plus grosse jamais vue, la taille d’un bébé baleine, vient d’apparaitre. Honu, c’est son nom, est la gardienne de l’océan. Aucun des animaux dans cette assemblée n’a connu un monde sans elle. Honu les a convoqués ; ils sont tous venus. Elle inspire un respect tel que même ses détracteurs la jugeant trop passéiste ont répondu à l’appel. Loin des regards humains, la faune marine vit une époque trouble. Tout commença par de l’inquiétude, puis une angoisse forte. La colère ne tarda pas à faire son apparition et à gagner du terrain au sein de la communauté. La prise de parole de la gardienne était attendue. Mais la rumeur dit qu’il n’y aura pas qu’elle qui parlera aujourd’hui. 

    Honu lève les yeux vers l’assemblée, sourit et de sa voix grave et maternelle annonce le début de la réunion. Quelques animaux applaudissent.

    Elle poursuit  : « Il y’a deux mille ans, les Hommes sont arrivés sur ce territoire. Nous avons tous entendu nos parents et grands-parents conter leur arrivée. Il ya deux mille ans, mes propres ancêtres les ont guidés le long de l’océan vers la terre. Nous étions leurs protecteurs. Ensemble, peuples de la terre, du ciel et de la mer nous étions un tout. Liés par une force invisible. » Honu hésite, fait une pause. Contrairement à ce qu’on pense, elle est en proie au doute. Elle sait que les prochains mots qui sortiront de sa bouche se doivent d’être à la hauteur. Les siens attendent une réaction. Positive ou négative qu’importe. Les choses doivent changer. « Depuis quelques décennies, les nouveaux hommes ont oublié notre droit à ce territoire. Et en même temps notre existence. Le lien entre eux et nous s’est cassé. J’entends vos pleurs. Je vois vos souffrances. Je ressens dans ma chair l’impact de la pollution que nous font subir les nou…»

    Sortis de nulle part, une voix froide et tranchante résonne au sein de l’assemblée et coupe la parole à Honu : « Tuons-la! ». Hina comprend vite que « là » c’est elle. Sa présence était évidemment voulue. Figée par la peur, elle ne perd pas une miette de la scène.

    Tous les animaux présents ont reconnu la voix. C’est ce que craignait Honu : « Montre toi Aito! » 

    Une orque au regard méchant surgit de l’auditoire accompagnée de deux autres membres de son espèce. Aito est le chef du groupuscule de défense contre les Hommes. Depuis quelques mois, sa mission est claire : déclencher la guerre aux Hommes à l’aide d’une stratégie de propagande bien huilée. Il a judicieusement choisi son moment. L’heure est à la colère. Honu n’a pas voulu accorder de l’importance aux rumeurs sur les discours de Aito. Elle a trop attendu. Sans opposition idéologique claire, le camp extrême a eu toute la liberté d’instiller ses idées vengeresses dans les esprits des animaux marins, déjà excédés par les comportements humains. En convoquant l’assemblée, Honu lui donna la plus grande des tribunes pour rallier à sa cause les hésitants et répandre un peu plus son poison. Sans y être autorisée, l’orque rejoint le centre du cercle pour tenir tête à la tortue. Ce n’est pas ce qui était prévu. Honu doit apaiser la situation : « L’humain est ici en tant que témoin, non comme otage. »

    Aito riposte : « N’en as tu pas assez de protéger les Hommes quand eux massacrent tes arrières petits enfants avec leurs engins motorisés? As-tu oublié les jours où l’océan trembla sous l’effet de leurs bombes? » La suite de son discours rappelle à tous la longue liste des méfaits des nouveaux hommes. Des murmures d’approbation se font entendre dans la foule. Hina a peur.

    Aito enfonce le clou : « Tuons-la. Faisons-leur la guerre. Voilà notre message. »

    La foule des animaux, galvanisée par ces mots, se met à scander le voeu funeste : « Tuons-là ». Honu tente de les calmer sans succès.

    Dans cette confusion, une bande de murènes menaçantes en profite pour foncer sur Hina pour s’emparer d’elle. Elle doit s’enfuir. 

    Peine perdue. Elle ne le voit que maintenant mais une longue algue est enroulée à sa cheville et la retient.

    C’en est fini. Hina ferme les yeux, priant pour un miracle. Un. Deux. Trois secondes passent.

    Quand elle les réouvre, son corps ressent à nouveau le sable chaud de Pointe Venus. Elle a le front en sueur et le coeur qui bat à vive allure. Une algue autour de la cheville. Les deux oiseaux ont disparu.

    A son grand désarroi, l’alarme Tsunami se met à résonner dans toute l’ile.

    Aito a gagné. L’océan est en guerre contre la terre. 

  • Nouvelle : Le message (Partie 1)

    Hina fait partie de ces gens qui ne regrettent jamais. Quand la décision est prise, les « et si » ou « j’aurais du » ne servent à rien. La meilleure chose à faire est de s’y tenir et essayer d’en tirer du positif. Ça, c’est ce qu’elle se dit habituellement. Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis et Hina, coincée dans sa voiture sur le boulevard Pomaré éprouve ce qu’elle pense être du regret. Pourquoi a t-elle voulu traverser la ville en plein milieu de la journée? Ah oui, pour aller la plage. Il est midi à Tahiti et le soleil est au zénith. Dans sa voiture rouge, Hina cuit. Le moindre superflu accentue la chaleur, y compris la musique qui sort des enceintes. D’un geste agacé, elle l’arrête. Il fait beaucoup trop chaud, même pour Beyoncé. Lunettes de soleil, bikini, les rayons du soleil pénétrant dans la voiture, le bronzage se peaufine déjà. La tentation de faire demi tour est forte mais la promesse d’une baignade éveille en elle une telle félicité qu’elle doit tenir bon. Depuis quelques jours, il fait une chaleur atroce à Tahiti. Chez elle, fini le farniente à l’extérieur. La terrasse n’est pas couverte et malgré qu’elle vive dans les hauteurs de l’ile, aucune brise fraiche n’y parvient. Sous les toits, les moustiques font la guerre à quiconque oserait s’y aventurer. Elle a donc fui. «J’aurais du prendre une douche froide » finit-elle par lâcher. 

    Tout le monde semble avoir eu la même mauvaise idée. Si ce n’est à la plage, où courent-ils donc tous? Se questionne t-elle. Courir n’est pas le mot adéquat ici. Le trafic est si dense et lent sur le boulevard qu’on parlerait plutôt de ramper comme un escargot pour décrire le mouvement. Les motos et scooters arrivent tant bien que mal à gagner des mètres en se faufilant par-ci, par-là. Les chanceux. Pendant ce temps, les voitures impuissantes car trop grosses sont bien obligées de subir le flux ralenti de la route. Comme Hina. C’est toujours pareil à midi. Une fois sur l’avenue Prince Hinoi, elle pourra sentir le vent s’engouffrer dans la voiture. En attendant, les vitres baissées parce que la clim dans la voiture c’est non, Hina observe le centre-ville de Papeete.

    A Tahiti, l’océan n’est jamais bien loin. Sur ce tronçon embouteillé, il suffit de tourner la tête à gauche pour l’apercevoir. Avec un peu de chance, la vue ne sera pas obstruée par un de ces immenses immeubles des mers qui visitent parfois l’ile. Ah! Loupé! De l’autre coté, sur le trottoir, sa horde de touristes vomie ce matin fait partie du flot de gens qui vadrouillent à la recherche de souvenirs polynésiens à emporter avec eux comme preuve de leur passage. Ils ne chercheront pas bien longtemps ; les abords de la rade de Papeete sont devenus une sorte de galerie marchande avec ses boutiques de perles aux prix excessifs. Les propriétaires n’ont aucun doute : les touristes sont prêts à faire saigner le compte bancaire pour ramener une perle noire de Polynésie. Le capitalisme est bien installé au paradis. Des petits stands de couronnes de fleur ou d’ukulélé tahitien artisanal essaient tant bien que mal d’exister dans ce marché compétitif du cadeau de touriste. Quelques notes de musique s’échappent d’un de ces stands et se fraient timidement un chemin jusqu’aux oreilles des passants au milieu du brouhaha ambiant de vrombissements, de klaxons et de bruits de marteaux-piqueurs. 

    Hina est sur la fin de l’embouteillage. Un dernier feu tricolore qui fait pester notre jeune conductrice et en route pour la plage. Beyoncé est aussi de retour dans la voiture avec l’espoir que la bonne humeur fasse aussi son retour. En vain. La chaleur extrême met les nerfs à vif. Tout devient facilement source d’irritation. Hina s’énerve. Une présence oppressante en est la cause. Sur la route en file indienne ou parquées en attente de leur humain sur les cotés, les voitures ont remplacé la végétation luxuriante et les cascades présentes dans les fantasmes sur Tahiti. Du moins dans sa partie urbaine. Au revoir Tahiti douche, bonjour Tahiti pollution. L’ile en est envahie. Il en sort de partout, de tous les carrefours, de tous les espaces vides. Si une voiture peut passer, une voiture en sort. Des belles, des cabossées, des incomplètes, des rutilantes, des énormes 4×4, des grises, des noires, des blanches, quelques colorées, des Tesla, des A, surtout des pressés. L’invasion fut rapide et efficace. La faiblesse du système de transports en commun et la difficulté d’accès à pied ou à vélo d’une bonne partie des habitations ont beaucoup aidé. Hina est énervée parce qu’elle se sait faire partie du problème qu’elle dénonce, assise dans sa voiture. Le drame de sa génération est d’être tiraillée entre leur conscience et leurs actions.

    L’océan, la plage, la vue de Moorea en face et les montagnes majestueuses encadrant ce doux tableau lui font vite oublier l’énervement, le tiraillement et les problèmes environnementaux. La jeune fille réussit à se trouver une place de parking puis se dirige d’un air décidé vers son coté de plage préféré. Deux petits oiseaux vont, en voletant au dessus de sa tête, dans la même direction. Amusée, elle regarde avec attention ses nouveaux amis. Si noirs. Pourraient-ils être des monarques de Tahiti? Cette espèce est endémique et en danger critique d’extinction. Les voilà qui se posent sur l’arbre qu’elle a choisi comme abri. Hina est persuadée qu’il ne s’agit pas de monarques mais prend une photo de ses voisins avant de s’allonger sur son paréo. Immédiatement, sa tête devient de plus en plus lourde, ses yeux se ferment. C’est le noir complet…

    A suivre

  • Cocotte-minute

    Aujourd’hui, on m’a dit que j’étais aigrie. Ça m’a vexé. Beaucoup.

    Pas parce que c’était vrai. Mais parce que c’était faux. Je n’ai pas su me défendre. Je n’étais pas en état. Moi aigrie? Jamais. En colère oui. Souvent. 

    Comme une adolescente mal dans sa peau qui rumine après coup ce qu’elle aurait pu balancer à la figure de la peste de l’école, me voici devant mon ordinateur à faire tout pareil. Je ne me défendrai pas devant mon accusatrice de ce matin. Je préfère le faire devant tous ceux et celles qui passeront ici lire mes mots.

    Aujourd’hui, j’étais colère et fatigue. Au bord des larmes. J’ai eu envie de crier à me casser la voie. J’aurais du. Les conventions sociales d’adulte sont si étouffantes. Je me suis donc tue. J’ai souri, j’ai parlé, j’ai fait ma part d’interaction sociale. Avec plus ou moins de succès. Plus moins que plus. Mon « aigreur » m’a très vite rattrapé. 

    Je pianote sur mon clavier, des mots, des mots. Et je réalise que je ne suis pas prête à cracher le morceau. A expliquer pourquoi j’étais si triste et en colère. 

    Aujourd’hui, je me suis sentie vulnérable.

    Aujourd’hui, j’ai saigné. Et parce que ce monde n’est pas un monde de femmes, j’ai du me cacher une fois dans les bois, une deuxième fois derrière une voiture pour enlever un tampon.

    Aujourd’hui j’ai saigné. Et j’ai du regarder constamment l’heure , effrayée par le terrible syndrome du choc toxique. J’ai saigné et j’ai eu mal au bide de devoir expliquer mon besoin d’avoir accès à des toilettes. Ou de justifier mon inconfort et mon mal être.

    Aujourd’hui je n’ai pas été moi. Je me suis cachée. Mal dans ma peau, effrayée. Quelle horreur! J’aurais eu envie de faire tant de choses mais aujourd’hui j’ai saigné et les jours rouges, je me sens limitée dans ma transcendance. Je vis en ayant tout le temps conscience de ce sang qui coule, de cette gêne entre mon entrejambe, de cette tache rouge qui pourrait apparaître. D’ailleurs, je ne porte pas de couleur claire. Il ne faudrait pas que la tache se voit trop. Ce sera du noir, du violet, du marron, du sombre quoi. En prévision de cette tâche qui ne vient jamais et qui reste ma hantise. Comment veux tu que j’innove, j’invente, j’analyse, je rêve, je solutionne, j’existe en tant que personne qui pense quand mon esprit est obnubilé par ce sang? Ils mentent dans les pubs.

    Aujourd’hui j’ai saigné et j’ai détesté être une femme. Seulement aujourd’hui. Promis! Pardon. À moi, à vous, aux femmes. Mais aujourd’hui j’ai saigné. Je n’étais pas aigrie, j’avais mes règles.

  • La grande démission

    Hiva Oa, l’île de mon cœur

    Certaines dates restent en mémoire alors que d’autres disparaissent dans le gouffre du passé pour toujours. Celles qui arrivent à s’agripper au bord du précipice sont sans surprise, pour la plupart. Nos anniversaires, ceux des gens que nous aimons, ceux de nos accomplissements. Il s’est passé quoi dans ta vie le 28 novembre 2023? T’en souviens-tu? Moi oui. Cette journée eut dès le réveil un gout de liberté. Je vivais à Tahiti. Le ciel avait revêtu sa plus belle couleur : bleu-ciel. Les oiseaux étaient présents, déjà bien réveillés vaquant à leurs occupations quotidiennes que je n’ai pas la prétention de connaitre de ma position d’humaine bien ancrée au sol. Tout comme d’habitude. Mais une chose avait changé. J’étais heureuse d’interrompre un des moments préférés de ma journée, le moment café/tartines de confiture/vue sur Moorea, pour me rendre à mon lieu de travail. La journée passa à une vitesse folle. L’après-midi fut occupée à effacer toute trace rappelant ma présence dans les locaux de mon employeur. A 17h, je rendis badge et ordinateur. Au revoir les collègues. Pour de bon. Ce fut sympa mais je vais devoir vous quitter.

    Ce moment, je l’attendais depuis longtemps, trop longtemps. Au moins depuis le 12 Juin 2023. Je me souviens aussi de cette journée. C’était un lundi. Fin du week-end. Retour au travail. Une boule d’angoisse m’accompagnait pour ce retour. Elle apparaissait quand il fallait s’y rendre et ne disparaissait qu’à mon départ. Depuis quelques mois, la même triste routine. Je me souviens de la sensation d’être dans une prison mentale et du froid. Un froid qui pénètre les os et qui avec le recul, n’avait rien à voir avec la climatisation. En fin de journée, il eut la goutte d’eau de trop, celle qui en se posant délicatement à la surface de l’eau crée un torrent de débordement du vase. Un énième manque de considération d’un collègue fut le déclencheur. De l’extérieur, j’étais juste une employée modèle faisant face à ses trois écrans et complètement concentrée sur sa tache. A l’intérieur, je souffrais et je n’avais qu’une envie : crier et éclater ces écrans qui aspiraient mon âme et ma force vitale. Je ne fis pas d’éclat. Une phrase à mon chef : « Est ce que je pourrais te voir en privé d’ici cinq à dix minutes? ». Dix minutes plus tard, j’ai démissionné. J’avais si souvent et si longtemps fantasmé ce moment qu’il m’a semblé surréel quand il advint. Une autre Marie avait pris possession de mon corps ; une Marie puissante qui reprenait les choses en main et devenait à nouveau le personnage principal de sa vie. Ce corps possédé s’apaisa aussitôt, enfin délivré de la tension qui le maintenait à vif depuis tant de mois. 

    Les signes

    Assise à mon bureau, je portais le poids du monde : c’était comme si un être invisible s’appuyait de toutes ses forces sur mes épaules. Mon système immunitaire s’est aussi affaibli : mes séjours chez le médecin devinrent réguliers. Quelques semaines après ma démission et une crise de larmes dans le cabinet du médecin, j’appris que je faisais une dépression. Une dépression à Tahiti qui l’eut cru? Je me pensais à l’abri de cette maladie. La Marie forte le pensait. A Tahiti, j’avais tout. Un boulot stable, un amoureux attentif et une qualité de vie exceptionnelle. Mais le boulot stable m’était nocif et sa toxicité prenait tant de place qu’elle étouffait tous les aspects positifs de ma vie. Allons droit au but. J’ai encore énormément de choses à te dire. Ma dépression était liée à un trouble psychologique du travail peu connu du grand public et de moi à l’époque. J’ai fait un bore-out. Moins célèbre que son cousin burn mais tout aussi dangereux, le bore-out ou syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui se manifeste à la suite d’une longue période d’ennui au travail, d’une absence de stimulation par son travail ou d’une surqualification du travailleur par rapport à ses taches. Parce que moins connu, il peut être difficile à diagnostiquer. Ce qui le rend peut être plus dangereux, à mon avis, est qu’il génère un sentiment de honte qui nous fait le cacher à notre entourage. Personne n’aime admettre qu’il s’ennuie au travail. Dans une société où nous sommes définies par notre travail et dans laquelle la performance est valorisée et recherchée, la honte amène le secret : on se tait. La honte grandit. Après elle, vient la culpabilité. On s’auto-flagelle n’ayant pas été capable de « se donner du travail ». Le manque de connaissances sur ce syndrome conduit le travailleur à s’en attribuer la responsabilité. Pourtant, les systèmes hiérarchiques de management de bon nombre d’entreprise ne permettent pas une autonomie et une prise de responsabilité complètes de l’employé sur son travail. Si la hiérarchie permet cette autonomie, le découpage d’une activité entre plusieurs acteurs et l’externalisation de taches rendue possible par le travail collaboratif à distance crée une situation de dépendance entre ces acteurs pour l’accomplissement d’un ensemble de taches. Je ne peux commencer ma tache que si mon collègue, vivant sur un fuseau horaire différent du mien, finit la sienne. Il m’est arrivée de ralentir mon rythme de travail pour repousser l’attente au lendemain. En espérant avoir quelque chose à faire qui viendrait rendre plus supportable l’attente. Je ne me suis jamais sentie aussi malheureuse que pendant cette période de ma vie. Mais le bore-out m’a appris que j’attends beaucoup de mon travail et que les autres aspects de ma vie peuvent être grandement affectés si je ne m’épanouis pas dans ce dernier.

    On reprend le cours de mon histoire. Je m’ennuyais donc terriblement. Je m’ennuyais tellement que j’en suis devenue dépressive. Parce que je m’ennuyais, j’avais donc énormément de temps pour réfléchir. Au travail de façon générale. Au sens de mon travail.

    Le sens du travail

    Dans ma réflexion sur le sens de mon travail, je me suis nourrie énormément des autres, de ce qu’ils avaient dit ou écrit à ce sujet. Pour beaucoup, le sens du travail est lié à la signification , en gros pouvoir expliquer concrètement ce qu’on fait. Si on n’arrive pas à expliquer simplement à notre entourage ce en quoi consiste notre travail et surtout si ils n’arrivent pas à le comprendre, il y’a un hic. L’anthropologue David Graeber a l’air de dire un peu ça dans sa théorie des bullshit jobs. Je dis « à l’air de dire un peu ça » parce que je n’ai pas lu son livre ; j’ai surtout lu des articles sur ce sujet et écouté des interviews de lui. Les jobs à la con, selon lui, sont des emplois rémunérés mais inutiles, superflus et néfastes au point que même les salariés qui les occupent ne parviennent pas à en justifier l’existence. Que j’ai lu ou pas son livre ne m’empêche pas, et ne t’empechera pas non plus, de discuter de cette théorie. Il ne s’agit même plus de savoir si son observation du monde du travail est valable ou non. M. Graeber en inventant ce terme « bullshit jobs » a créé un débat et initié une conversation avec soi-même. Ai-je un « bullshit job »? J’imagine que tout le monde a du se poser cette question en entendant parler de cette expression. Je me la suis aussi posée. Au début, ma réponse était non. Au moment de ma démission, je penchais plutôt vers le « OUI ». Je n’ai pas changé de métier entre temps (J’étais ingénieure télécommunications. Pardon de le mentionner que maintenant.). Est-ce parce que j’ai avec l’âge plus de recul et de critique envers mon travail ou parce que le sens du « sens du travail » a changé pour moi?

    Pendant ma période sans emploi salarié, j’ai découvert un podcast intitulé « Soif de Sens » qui m’a beaucoup accompagné pendant mes sessions footing dans la foret à Tahiti. L’épisode avec Laurent Polet sur le sens au travail a été particulièrement marquant. Laurent Polet nous dit que la psychodynamique du travail, discipline qui étudie le rapport entre la santé mentale et l’organisation du travail, reconnait trois sens au sens du travail. Le premier est le plus évident : l’utilité ou la finalité. Ensuite, nous avons la reconnaissance de son travail par ses pairs ou le sentiment d’intégration dans un collectif qui amène une fierté dans ce qu’on accomplit. Pour finir, le sens du travail peut se trouver dans le besoin d’apprendre, de grandir dans son poste de travail.  J’ai beaucoup aimé cette définition parce qu’il montre la fluctuation dans le temps que le sens de notre travail peut avoir. Je l’ai observé à mon échelle. Le sens de mon travail je l’ai trouvé par moment dans la fierté du collectif et très souvent dans le besoin d’apprendre. À Tahiti, j’ai découvert qu’il me fallait maintenant le trouver dans l’utilité ou la finalité. Il existe plusieurs finalités à un emploi. Les uns y voient juste la rémunération qui leur permet de subvenir aux besoins de leur famille ou qui leur donne la possibilité de s’épanouir dans une passion onéreuse. D’autres souhaitent avoir un impact sur le monde ou à plus petite échelle sur leur communauté.

    Tu te retrouves où?

    Mon métier aura du sens

    C’est surtout le titre d’un livre qui a changé ma vie. Ce livre a été déterminant dans la direction que va prendre ma vie dans les années à venir. Julien Vidal l’a écrit. Merci à lui. Il a résonné en moi parce qu’il est arrivé au bon moment. Même si j’y ai vécu des moments particulièrement difficiles vis à vis du travail, Tahiti a été libérateur pour moi. Vivre sur une ile transforme. De fille de la ville amoureuse de ses extravagances, de ses distractions et de son consumérisme, je suis devenue contemplatrice de la nature et du spectacle qu’elle nous offre quand on prend la peine de l’observer. Je me suis mise à me contenter du peu, à accepter une vie simple. Le vide et le silence qu’il peut y avoir sur une si petite ile, et qui m’ont par moments effrayé et angoissé, m’ont aussi apporté le calme nécessaire à la réflexion. Tahiti m’a offert du temps, beaucoup de temps. Pour observer, pour lire, pour apprendre, pour aider les autres, pour approfondir mes pensées. Du temps pour faire entrer le sport dans ma vie et voir ses bienfaits. Du temps pour une meilleure alimentation plus végétale qu’animale. Du temps pour apprendre à vivre dans le présent et profiter de tout ce qui se passe là maintenant. Ce temps à foison et ce silence m’ont révélé encore plus fort l’urgence sociale et écologique dans laquelle le monde est. J’ai aussi découvert l’espoir par les témoignages et exemples de personnes inspirantes qui oeuvrent pour un monde plus juste et plus beau. J’ai appris l’espoir. Je suis convaincue que notre but sur terre est de chacun participer à ce monde aimant, juste et qui prend soin du Vivant. J’ai envie d’y contribuer par mon travail. Là voilà, la finalité de mon futur métier.

    Si tu me lis aujourd’hui et que tu es arrivé jusqu’ici , tu as du lire mon dernier texte. Tu le connais déjà ce nouveau métier. Pour les autres, le livre de Julien Vidal m’a aidé à réaliser que je veux contribuer à régénérer le vivant. En septembre, je reprends mes études pour obtenir un diplôme dans la gestion de l’eau. Qu’il ya t-il de plus important et vital que l’eau en dehors de l’oxygène qu’on respire? Les défis à venir dans ce domaine sont environnementales et relèvent aussi de la justice sociale. Comment garantir à tous une eau potable dans le contexte de dérèglement climatique? Comment protéger et se partager la ressource pour les besoins des hommes en respectant le Vivant? Mon futur métier, ce sera ingénieure hydrologue. 

  • Tahiti, c’est fini.

    Après deux ans et quatre mois.

    J’ai embarqué dans cette aventure d’une façon assez chaotique. Je sortais d’une relation sans queue ni tête, mon boulot était source d’anxiété et de rumination constante ; je ne rêvais que de le quitter et Paris m’étouffait. J’étais comme bloquée. Il me fallait fuir pour me donner une chance de m’en sortir. Fuir pour explorer d’autres possibilités tant à Paris il me semblait n’avoir aucune autre option que de répéter les mêmes erreurs. J’ai pris la décision de déménager à Tahiti pour un emploi que j’ai fini par quitter et pour retrouver un homme que je pensais être l’amour de ma vie mais qui au final s’est avéré avoir été que l’amour d’un temps. 

    Le chaos du départ de Tahiti et de l’arrivée en France dominée par la situation politique actuelle m’ont donné une raison de repousser à toujours plus tard ce moment où j’allais enfin poser à l’écrit mon bilan de Tahiti. Pour être honnête, je ne me sentais aussi pas assez forte pour le faire. Faire un bilan c’est se souvenir des bons et surtout des mauvais moments. Et il y’en a eu. Une petite précision tout de même. Je ne ferai pas un retour sur Tahiti. Les pour, les contre. Ce que j’ai aimé et ce que j’ai détesté. Non. Tout tournera autour de moi. Permettez moi d’être aussi autocentrée. Après tout, le sujet que je connais le mieux c’est moi et ma vie. À quoi bon prétendre parler d’une autre personne alors que l’inspiration vient majoritairement de mon expérience de vie? Et comme Doris Lessing l’écrit dans la préface de Le carnet d’or : « au final écrire sur soi même c’est écrire sur les autres ». J’ai foi que que l’un ou l’une d’entre vous se retrouvera un tout petit peu dans ce texte.

    Deux ans à Tahiti qui en ressenti m’ont paru cinq. Là-bas, les émotions sont décuplées. Les apprentissages plus rapides. Le développement personnel aussi. Vivre sur une ile aussi petite et aussi lointaine, bien qu’Internet existe et qu’elle soit la plus grande Polynésie française, c’est un peu comme vivre dans une bulle. Coupée du monde. Où se rattacher au monde est un effort constant à faire. À Tahiti, je me suis sentie très seule. Ça n’a duré que quelques semaines au début de mon aventure mais je me souviens de ces nuits à pleurer dans mon lit, de cette boule oppressante dans mon cœur me demandant si je finirai par être heureuse un jour ou de cette sensation de vide alors que j’étais entrain de contempler un ciel bleu magnifique. La beauté et la peur en même temps. À Tahiti, j’ai cru devenir folle à force de tourner en rond et de regarder le plafond ne sachant quoi faire. Mes moments de désespoir là-bas me paraissaient plus profonds que nulle part ailleurs. Ma colère aussi. J’y ai fait ma première dépression due au travail. 

    Mais surtout à Tahiti, j’ai grandi. Dès le début, j’ai franchi une grosse étape en apprenant à conduire pour y aller. J’ai affronté mes peurs. De l’eau d’abord. Je me suis faite peur en nageant pour apercevoir des raies manta. Une des plus belles visions de ma vie. A nouveau, la peur et la beauté en même temps. J’ai joué dans les vagues. Moi! Joué dans les vagues agitées. Pour le plaisir et j’y ai pris du plaisir. J’ai glissé sur des vagues en bodyboard à une des plus belles plages de l’ile. Pointe vénus, tu vas me manquer ma belle. J’ai passé énormément de temps seule dans la forêt : à marcher, courir, réfléchir, chanter, m’émerveiller, observer des oiseaux, sentir les odeurs. A Tahiti, j’ai changé. Je me suis politisée, je suis devenue anti-libérale et anti-capitaliste. Je me suis lancée dans des activités tellement loin de qui j’étais avant : la poterie et le rugby. Je ne suis plus une fille de la ville. Mon corps et mon âme me demandent de courir à l’air libre, des arbres, des oiseaux, de la vie sous toutes ses formes, un horizon, du calme. A Tahiti, j’ai appris à me contenter de peu, à réparer les choses, à ne plus acheter compulsivement, à accepter que mon bonheur ne passe pas par la quantité de matériel que je possède. Non, cette nouvelle paire de bottes ne te rendra pas meilleure ou moins malheureuse. Elle comblera ton manque pendant quelques minutes, quelques heures voire quelques jours mais comme une drogue il te faudra à nouveau ta dose.

    A Tahiti, j’ai démissionné et j’ai enfin pris la décision de me réorienter et quitter le monde des télécommunications. C’est la raison de mon retour en France. Une nouvelle carrière professionnelle : ingénieure hydrologue. Bientôt, vous saurez tout du pourquoi de cette reconversion dans les métiers de l’eau et de mon cheminement.

    A Tahiti, j’ai rencontré Max. Max c’est l’homme qui partage ma vie depuis deux ans maintenant et qui a été avec moi lorsque j’affrontais certaines de mes peurs : il m’a littéralement tenu la main pendant certaines sessions de nage dans le lagon de Mahina. Pour me rassurer quand j’avais soudainement peur de tomber sur un requin. Mon imagination est très fertile quand il s’agit du pire. C’est aussi lui qui part de Tahiti et de sa passion pour être avec moi en France pour ma reconversion. Merci Maxou.

    Je ne dirai pas tout. Je garde certaines choses pour mon jardin secret et aussi pour avoir quelque chose à te raconter la prochaine fois que tu passeras par ici. En résumé, Tahiti a été douce et dure pour moi. Est ce que j’y retournerai y vivre? Je ne pense pas. Quoique. Qui suis je pour prédire l’avenir? J’ai aussi appris là-bas à lâcher prise et à moins vouloir contrôler la vie. Par contre je peux dire ça : je ne regretterai jamais d’avoir cédé à cette impulsion d’emménager sur cette ile, même si c’était pour de mauvaises raisons initialement. Ce que j’ai cru être une erreur s’est révélée une des étapes les plus importantes de ma vie. Pour les leçons apprises, pour les grands changements que vivre à Tahiti m’a poussé à faire, pour les lieux magnifiques que j’ai découvert, pour les personnes que j’ai rencontré et qui feront toujours partie de ma vie.

    A jamais dans mon coeur, le fenua.

    Nana!

  • LemonBook : Le Carnet d’or de Doris Lessing

    Le plus difficile dans l’écriture, je dirais, c’est de commencer. Trouver la première phrase qui retiendra l’attention du lecteur et lui fera accorder cinq, dix minutes ou une heure de son temps à cet ensemble de mots qu’un écrivain s’est donné tant de mal à produire. Parfois, quand les planètes s’alignent, la première phrase parvient à l’écrivain l’on ne sait d’où. Comme par magie. A ce moment-là, l’écrivain a tout intérêt à arrêter immédiatement ce à quoi il était occupé et à écrire le plus vite possible jusqu’à ce que les planètes repartent chacune dans leur direction et que l’inspiration s’en aille pour revenir une autre fois. Quand ça lui chante. A ton avis, est ce mon cas aujourd’hui?

    J’ai tant de choses à dire sur Le Carnet d’Or de Doris Lessing. Mes pensées se bousculent et il m’est difficile d’ordonner mes idées; de sorte qu’il m’est impossible de trouver une introduction cohérente avec mon propos. Propos même qui manquera certainement de cohérence. Je n’en sais rien. Je pianote sur mon clavier sans savoir ce que tout ceci donnera. J’ai adoré découvrir ce livre mais il m’a aussi été insupportable tant il a fait monter en moi toutes sortes d’émotions. La plus importante est celle que tu auras certainement après avoir lu ce passage du livre : « .. Et je me suis rendu compte que nous parlions de mouvements politiques, du développement ou de l’échec de tel ou tel groupement socialiste, alors que j’avais finalement compris la nuit précédente que la vérité de notre temps était la guerre, l’immanence de la guerre. ». Ce livre a été publié en 1962. Nous sommes en 2024 et cette phrase est toujours d’actualité. Ressens-tu cette tension naitre dans ton cerveau et se répandre dans ton corps? Cette tension fut ma compagne tout au long du livre même quand il ne s’agissait pas de politique. Une certaine nécessité d’être en constante vigilance devant ce que je lis comme si je ne devais rien en perdre. Comme si un danger était à venir. Je ne saurai expliquer pourquoi..

    Mes plates excuses. Tu as cliqué sur ce lien pour lire mon avis sur le Carnet d’Or et je n’ai toujours pas réellement commencé. Permets moi de tricher et de te citer un bout de la quatrième de couverture : « Une jeune romancière, Anna Wulf, hantée par le syndrome de la page blanche, a le sentiment que sa vie s’effondre. Par peur de devenir folle, elle note ses expériences dans quatre carnets de couleur. Mais c’est un cinquième, couleur d’or qui sera la clé de sa guérison, de sa renaissance ». 

    Anna Wulf est une femme libre. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est le livre. Libre parce que romancière, intellectuelle, indépendante financièrement, sans mari, mère célibataire qui a occasionnellement des amants. Nous sommes dans la fin des années 50 en Angleterre. Pour l’époque, Anna est définitivement une femme libre. Mais Anna veut le bonheur. Bonheur qu’elle ne semble trouver que dans les bras d’un homme. Elle est libre mais encore terriblement attachée à l’envie d’être aimée ou du moins d’avoir la possibilité d’aimer un homme. Il s’agit là de la première contradiction de personnalité de notre héroïne. Anna est une mère qui doit être responsable, stable, solide pour sa fille mais elle est aussi une écrivaine en proie à un blocage et souvent au bord de l’effondrement face à ses pensées et émotions. Anna est une militante communiste , plutôt ex-militante communiste, qui voit ses convictions politiques se heurter à une désillusion, prenant de plus en plus de place, sur les idées révolutionnaires du parti. Anna doit jongler avec ses différentes caractéristiques. Elle essaie de contenir et de compartimenter ses différentes personnalités par crainte de l’effondrement et du chaos en écrivant ses pensées dans quatre carnets différents. Jusqu’à ce qu’elle accepte ce chaos par la cloture des quatre carnets et par le début d’un unique : le carnet d’or. Ce chaos se retrouve aussi dans la forme du roman qui semble n’avoir ni queue ni tête. On se perd parfois dans la lecture ne sachant plus qui parle : Anna la romancière ou Ella, un personnage qu’elle a inventé. Au final, j’ai été tout autant impressionnée par la qualité du contenu que par l’organisation du roman par l’auteur. Au début, tout ceci parait être un gros bordel d’idées et une intention de faire originale un peu forcée. Mais on réalise après que tout était organisé et que tout a du sens.

    Il faut s’accrocher pour lire Le Carnet d’Or mais cet effort de concentration est grandement récompensé. Le Carnet d’Or est un roman introspectif ou comme l’auteur le dit un roman d’idées. De plein d’idées. De marxisme et de socialisme ainsi que du désenchantement ressenti quand la théorie révolutionnaire admirable et salvatrice se heurte à l’impuissance du terrain et la réalité de la politique et des politiciens hypocrites. Du blocage de l’écrivaine lié à son sentiment d’impuissance vis à vis du chaos du monde (et du sien?). Nous voyageons même dans les souvenirs d’Anna en Afrique du sud en plein apartheid ; on y parle donc racisme et privilège blanc. Des femmes et de leur relation avec les hommes ; surtout des hommes égoïstes, manipulateurs, enfantins. Des centaines de pages de ce roman tournent autour de ce dernier sujet donc le raccourci serait de conclure que Le Carnet d’Or est un roman sur la « guerre des sexes ». Doris Lessing en parle dans la préface et prend bien soin de mentionner à quel point ce fut une grossière erreur de la part de tant de gens, des hommes surtout, de résumer son livre à ce thème. Il me tenait à coeur de le mentionner parce qu’il est pour moi évident que le thème principal de ce roman est tout autre.

    Le Carnet d’Or est un livre introspectif sur l’identité, sur les différentes facettes qu’une personne peut avoir. Il montre la complexité de l’être humain et la difficulté de le résumer en un seul caractère. La société moderne adore simplifier les gens : une personne – une case. Tu es ceci et tu ne peux être cela. J’ai depuis longtemps du mal à m’y faire et cela ne semble pas s’arranger. Plus je vis, plus j’apprends à me connaitre et plus je réalise l’impossibilité pour moi de me résumer à une case. Je vis presque quotidiennement cette sensation de chaos ressentie par Anna Wulf. Qui suis je? Puis-je être tout ceci à la fois? Est ce qu’on me pardonnera d’être tout ceci à la fois? Comment puis-je moi-même faire face à toutes mes contradictions? Notre malheur est que le monde moderne oblige à nous compartimenter et à ne montrer qu’une facette, à jouer un rôle : un pour son compagnon, un autre devant sa famille, un troisième au travail, un quatrième avec ce groupe d’amis etc etc. Je ne sais pas si le mot rôle est correct dans ce cas vu qu’il ne s’agit pas de faire semblant d’être quelqu’un d’autre. On est soi mais incomplet. Dans le livre, Anna cache l’existence de ces quatre carnets et ne veut pas qu’ils soient lus. Par peur de dévoiler toute sa palette d’identité et de voir l’incompréhension des autres face à des pensées qui semblent décousues et incohérentes avec le personnage qu’elle montre. Et pourtant, le Carnet d’or montre que l’acceptation de cette pluralité et le lâcher prise requis sont justement ce qui nous sauvent et apportent cette fameuse paix intérieure dont on parle tant.

    Je m’en vais me créer mon carnet d’or.

    A bientôt.

  • Le démon (courte nouvelle)

    Je n’avais jamais vu le marché d’Aboboté vide. Si silencieux. Et si propre. Et pourtant je le reconnais malgré qu’il soit vidé de son flot habituel d’êtres humains. Les grandes tables en bois noircies par endroits au fil du temps et qui servent d’étales aux marchandes de légumes sont le seul décor de cette scène. Elles sont disposées de part et d’autre du boulevard de terre battue habituellement foulé par des centaines de gens dès le lever du jour. Mais aujourd’hui, il n’y a personne. Personne pour m’aider. Ils ne devraient pas tarder n’est ce pas? Le ciel s’est paré d’un dégradé de bleu qui part du bleu nuit profond au bleu clair. Il fait sombre mais des lueurs rouge et jaune font naitre en moi l’espoir de voir le soleil se lever et mettre fin à ce cauchemar que je peine à décrire. Une sorte de cauchemar apocalyptique où je serais la seule survivante. Ce silence assourdissant ne peut être réel. Nul bruit d’oiseaux virevoltant dans le ciel ni d’aboiement retentissant dans le lointain. Pas un chat. 

    On ne dirait pas mais je cours actuellement à m’arracher les poumons. Je ne peux pas parler. Du moins, pas à haute voix. C’est la voix dans ma tête qui te parle. Ma gorge me brule, mes jambes sont lourdes de fatigue et mon coeur bat à un rythme affolant. Je ne dois pas m’arrêter. Je ne peux pas. Je fuis quelque chose. Cette chose ne me quitte pas. Elle est dans mon sillage, silencieuse et déterminée à me pourchasser. Elle est là. Je sens le froid qui émane d’elle. Un froid qui te pénètre les os et te paralyse les membres. Je ne peux pas m’arrêter. Au moindre ralentissement, ses doigts crochus frôlent mon dos. Elle a faim.

    Encore des étalages vides qui défilent et défilent tandis que je cours pour ma survie. Ce marché est étrangement plus grand que dans mes souvenirs d’enfance. Bientôt, le jour se lèvera. Les étalages se rempliront de marchandises et quelqu’un m’aidera. En attendant, je peux vous raconter le début de cet enfer onirique. J’étais chez moi, dans mon salon. La Chose était là. Dans un coin à me regarder d’un air sombre. Nous nous connaissons bien elle et moi. Dès que l’occasion se présente, elle apparait dans un nuage de fumée fin et noir qui grossit au fur et à mesure qu’il prend de la hauteur. Deux longs bras pourvus de doigts crochus en sortent, un de chaque coté de la masse de fumée. Tout en haut, un visage aux grands yeux méchants se dessine progressivement et met fin à sa matérialisation. Elle vient quand j’écris. Elle est parfois au rugby me suivant partout sur le terrain. Elle est avec moi dans l’eau. Depuis que j’essaie ces nouvelles choses, elle a pris du poids. Il faut savoir que le scélérat se nourrit de mes doutes, de mes échecs, de tous les bouleversements actuels de ma vie comme des petites déconvenues : le travail qui va mal, ce ballon de rugby qui me glisse en main ou cette page blanche qui refuse de se noircir. Parfois, elle vient dès le matin et ne s’en va que lorsque le sommeil m’emporte. Ces journées sont remplies de désespoir et d’inaction.

    Elle me parle. Elle me dit que c’est trop tard et que je ne suis pas assez bonne. Elle me fait croire que je vais me noyer ou qu’un chien va me dévorer dans la foret. Elle me persuade que le monde est dangereux et imprévisible. Aujourd’hui, je ne veux pas l’écouter. Avant qu’elle ne mette en route sa litanie habituelle, je me suis levée d’un bond de ma chaise et j’ai couru. Je suis sortie de chez moi et j’ai atterri dans le marché de mon enfance sur cette route sans fin essayant de fuir le démon qui me persécute depuis si longtemps. 

    Les étalages vides défilent et défilent toujours.Toujours pas de lever du soleil. Toujours pas un chat. Toujours coincée dans ce foutu cauchemar.Je ne suis pas dupe. Je sais bien que personne ne viendra. J’ai lu assez de livres et vu assez de films pour comprendre qu’il n’y a que moi qui puisse m’aider. Cours de psychologie 1ère année non? C’est si évident que ça en est révoltant. JE NE DOIS PLUS FUIR. Dans ce cas pourquoi je ne m’arrête pas?

    Imagine-moi. Ou peut être toi. Arrêter de courir, regarder en arrière, s’élancer vers la Chose. La voir surprise, hésiter, reculer à petits pas, trop effrayée pour me (te) fuir. La voir rétrécir, si petite et inoffensive. La prendre dans les mains et la fourrer dans ma (ta) poche. Le soleil qui se lève au même moment. On pourrait en faire un film de cette scène. Ce moment où le héros décide contre toute attente d’affronter ses ennemis et de se battre. Le parfait retournement de situation qui conduit à la victoire du héros. Elle est si clichée que j’en ai honte. Mais quels autres choix ai-je? La résignation et la fuite. Déjà essayé.

    JE NE VEUX PLUS FUIR. A trois, je le fais. 

    Un, deux.. Tiens le soleil se lève.

    Trois. Il est temps de vaincre ma peur.

  • Instant volé

    Elle n’attirait pas les regards. Dans ce parc de Tahiti faisant face à la mer, avec ce ciel si bleu au dessus de nos têtes, la superbe Moorea au loin, les yeux des uns et des autres étaient occupés à autre chose. Et pourtant les miens se sont posés sur elle. Par hasard.

    Elle marchait collée aux jambes de son père deux fois plus grandes qu’elles. Sa cadence s’efforçant de suivre celle de l’adulte. Le regard pointé vers le sol, elle hochait la tête d’approbation à ses paroles. Lui tout là haut, un autre enfant dans les bras, parlait encore et encore. Les bras le long de son petit corps, le dos légèrement vouté, son ventre rebondi la précédait de quelques centimètres.

    Elle devait avoir six ou sept ans mais son air grave lui en donnait trente. Je crois avoir rencontré la petite fille la plus triste de Tahiti.

  • LemonBook : Sukkwan Island de David Vann

    Sukkwan Island m’a été offert par un ami proche. Je me plaignais auprès de lui du fait que mes dernieres lectures aient été majoritairement des essais féministes de surcroit qui parfois peuvent être durs émotionnellement à lire. J’avais envie de légèreté. Les romans lui semblaient une bonne alternative pour faire une pause. Il m’a donc expédié ici à Tahiti quatre romans de son choix dont Sukkwan Island. Avec ce conseil “Ne le lis pas si tu n’es pas en forme. C’est très sombre”. C’était il y’a plus d’un un an maintenant. J’ai lu les trois autres tout de suite après les avoir reçus. Sukkwan Island a du attendre Septembre dernier. Pourquoi? Le résumé de la quatrième de couverture est un indice :

    Couronné par le prix Médicis étranger en 2010, Sukkwan Island nous entraine au coeur des ténèbres de l’âme humaine.

    Le décor est planté. Au début, j’avais un peu peur de le lire, de ce que j’y trouverai et de ce que ça me ferait, moi qui cogite déjà assez sur tout et un peu trop, moi qui me pose constamment des questions sur qui je suis, pourquoi je suis comme ça et comment je peux m’améliorer. J’avais peur que ce livre m’amène dans des questionnements sans fin. Puis, le temps est passé. Il m’a fallu un an pour ouvrir Sukkwan Island et je regrette d’avoir mis autant de temps. Oui, j’étais dans une angoisse constante et une envie malsaine de savoir si la suite sera encore plus gênante pendant toute la lecture mais ça valait le cout. C’est un livre prenant. Dès le début, l’introduction, curieux mélange entre conte, confession intime et cours sur les débuts de l’humanité, accroche par la beauté et l’inventivité de l’écriture. Faire la chronique littéraire d’un roman est un exercice difficile pour moi. Comment décrire et expliquer ce que j’ai ressenti pendant la lecture, comment te livrer mes réflexions d’après lecture sans dévoiler les détails qu’il faut que tu découvres par toi même? 

    Commençons par dire de quoi ça parle. Faisons un résumé. Ou non. Pour ne pas risquer le faux pas, cite à nouveau la quatrième de couverture : “Une ile sauvage du sud de l’Alaska, accessible uniquement par bateau ou hydravion, tout en forêts humides et montagnes escarpées. C’est dans ce décor que Jim décide d’emmener son fils de treize ans pour y vivre dans une cabane isolée, une année durant. Après une succession d’échecs personnels, il voit là l’occasion de prendre un nouveau départ et de renouer avec ce garçon qu’il connait si mal. Mais la rigueur de cette vie et les défaillances du père ne tardent pas à transformer ce séjour en cauchemar. Jusqu’au drame violent et imprévisible qui scellera leur destin”. Ce fils de 13 ans c’est Roy. On suit leur arrivée sur l’ile à travers ses yeux. On vit avec lui leur découverte des lieux, l’installation et la préparation pour l’hiver. On devine très rapidement que tout ceci n’est pas une bonne idée. On sent monter la tension et l’angoisse. Angoisse accentuée par la description du paysage de Sukkwan Island qui nous amène loin des clichés habituels sur les iles. La nature semble hostile à Sukkwan Island. Hostile parce que très présente, indomptable, dominatrice. Hostile parce que c’est à l’homme de s’y adapter et que cette adaptation n’est pas de tout repos. Que fait cet homme dans un lieu pareil avec son fils de 13 ans? 

    13 ans. Qu’est ce que je faisais à cet age? J’étais en classe; je commençais à m’intéresser aux garçons; je portais mes premiers gloss; je me rebellais doucement; je faisais la grande mais j’étais encore un bébé. La responsabilité qui incombe à Rob sur cette ile, ses réactions et actions ne sont pas celles d’un enfant de 13 ans. Elles ne le sont plus en tout cas. On finit par oublier son age. On finit par oublier que c’est un bébé.

    Un peu après le milieu du livre, le fameux drame arrive, sans crier gare. Je me souviens avoir relu plusieurs fois la page parce que je ne m’y attendais pas. J’avais imaginé autre chose mais pas ça. L’auteur, David Vann, à ce moment là nous tient. Il nous fait un cours magistral de suspense dans l’écriture et de retournement de situation qui m’a laissé sans voix. Impossible de s’arrêter là. Il nous faut comprendre maintenant. Il nous faut la suite. Non, ça ne peut pas se finir comme ça. La suite nous répond et elle confirme ce qui était perceptible au début de l’histoire mais que nous refusions d’admettre, tellement l’horreur est grande. Elle nous fait voir tous les indices dissiminés auparavant et qui indiquait le drame à venir. Comment aurait il pu en être autrement? 

    Sukkwan Island est un livre qui aborde le sentiment de trouver sa place nulle part, la solitude, les maladies mentales, les traumatismes inter-générationnelles que laissent les parents à leurs enfants, de cette prison de gratitude due à la filiation que peuvent ressentir les enfants et qui leur fait se taire et subir.

    Courez le lire.

  • 1er janvier

    1er janvier à la plage.

    Il fait beau et très chaud. Depuis ce matin, la plage se remplit. L’océan aussi. La marée est basse et des petites vagues déferlent, parfaites pour apprendre le surf ou juste s’amuser un peu. Moi, je m’amuse surtout à observer les gens qui tapent un petit sprint entre leur serviette de plage et l’océan. Le sable noir chaud de Pointe Vénus ne semble épargner personne. J’ai couru aussi. Quelqu’un a du rigoler de me voir courir si vite. Tant mieux.

    Tout ceci arrive ce 1er janvier 2024. Et pourtant tout était pareil le 31 décembre 2023. J’y étais à cette même plage. Je peux en témoigner. Et pourtant la nuit dernière, nous avons cuisiné, nous nous sommes faits belles et beaux, nous avons dansé, nous avons crié « Bonne annéee », nous nous sommes souhaités des vœux longs comme le bras, nous avons fait le bilan. Comme si tout changerait une fois le fameux décompte de minuit achevé. Comme si tout serait différent. Comme si l’heure du renouveau avait sonné. On efface l’ardoise et on recommence.

    Je caricature. Bien sûr que personne n’est dupe. Nous savons que rien ne changera comme par magie. Mais nous jouons la même chorégraphie tous les ans et et je m’y plais parfois à jouer ma part en envoyant des petits messages de bonne année qui sonnent un peu comme des « hey ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Je profite de la convention bonne année pour te dire que je pense à toi et que je ne t’oublie pas. À l’année prochaine ». Pourquoi donc?

    Est ce une façon tellement humaine d’exprimer notre espoir en des jours meilleurs? Ou une façon d’exprimer un semblant de contrôle sur nos vies chaotiques avec nos fameuses résolutions? Ou juste un symbole, une célébration, une occasion de se rassembler en tant que communauté humaine? Ou tout à la fois?

    Je vois la nouvelle année comme une continuité de l’ancienne. Beaucoup de choses seront identiques comme le sable chaud de la pointe Vénus. Mais il y’aura de la nouveauté, des changements positifs ou négatifs, des bouleversements. En 2024, il faudra se projeter au delà de notre individualité pour nos fameuses résolutions. Parce que le monde continue à être ce qu’il était hier et avant hier et les autres jours passés. Parce que le monde ne fait pas une réinitialisation au 1er janvier. Le monde n’a pas la possibilité de changer du tout au tout en fonction de la volonté d’un seul être. Le monde a besoin que chacun d’entre nous prenne des résolutions pour lui. En 2024, le monde (nous) devra faire plus que de son mieux.